13

 

 

— Dieu merci, disait une voix, lentement, méthodiquement. (Une voix de femme, cassante.) Nous sommes revenus. Nous sommes revenus dans le monde réel.

Les flaques de ténèbres s’étaient dissipées. Le paysage familier de la forêt et de l’océan s’étendait à perte de vue ; l’étendue verte du parc de Big Sur et le ruban de l’autoroute, au pied de Cône Peak, avaient réintégré la réalité.

Le ciel bleu de l’après-midi était pur au-dessus de leurs têtes. Les marguerites de Californie brillaient dans l’humidité automnale. Et devant eux, gisaient les restes du pique-nique, les bouteilles et les plats, les assiettes et les gobelets de carton. À la droite d’Hamilton s’élevait une touffe de sapins. Le coupé Ford, brillant et luisant, étincelait amicalement de tous ses chromes là où il l’avait garé, tout près, au bout de la prairie.

Une mouette apparut, battant des ailes, à travers la brume qui couvrait l’horizon. Un camion Diesel approchait bruyamment, laissant derrière lui une traînée de fumée noire. Dans les broussailles sèches, à mi-hauteur du coteau, un écureuil de prairie se hâtait en zigzaguant vers son terrier.

Tout autour de Hamilton, les autres s’agitaient. Ils étaient sept en tout : Bill Laws se trouvait du côté de San José, et devait se lamenter de la perte de sa fabrique de savons… Hamilton parvint à distinguer la silhouette de sa femme alors qu’une douleur atroce brouillait encore sa vision. Marsha s’était remise sur ses genoux et jetait un regard hébété autour d’elle. Près d’elle gisait Edith Pritchett, encore inerte. Plus loin se trouvaient Arthur Silvester et David Pritchett. Charley Mc Feyffe commençait tout juste à remuer au bord de la nappe.

Joan Reiss, silhouette mince et tirée à quatre épingles, était assise à côté de Hamilton. Avec méthode, elle ramassait son sac et ses lunettes ; son visage était dépourvu de toute expression tandis qu’elle affectait de remettre de l’ordre dans son chignon serré.

— Dieu merci, répéta-t-elle, en se remettant habilement sur ses pieds. C’est fini.

C’était sa voix qui avait éveillé Hamilton. Mc Feyffe, de l’endroit où il gisait, la fixa d’un œil morne.

— De retour ? dit-il, sans comprendre.

— Nous sommes de retour dans le monde réel, dit Miss Reiss d’une voix dépourvue d’émotion. N’est-ce pas merveilleux ?

Elle se tourna vers la silhouette informe, immobile, qui était étendue à côté d’elle sur l’herbe humide.

— Levez-vous, Mrs Pritchett. Vous n’avez plus de pouvoir sur nous, maintenant.

Se penchant, elle pinça le bras boursouflé de la femme.) Tout est de nouveau comme d’ordinaire.

— Dieu en soit loué, marmonna Arthur Silvester, tandis qu’il s’efforçait de se lever. Oh, cette terrible voix.

— C’est fini ? respira Marsha, et ses yeux bruns étaient pleins encore de doute et de soulagement. (Elle se redressa et se secoua, titubant encore.) Cet affreux cauchemar… à la fin… à peine si j’ai pu m’en rendre compte.

— Que s’est-il passé ? demanda David Pritchett qui tremblait de tous ses membres. Cet endroit et cette voix qui nous parlait.

— C’est fini, dit Mc Feyffe, faiblement, avec une conviction un peu forcée. Nous sommes saufs.

— Je vous aide à vous relever, Mr Hamilton, dit Miss Reiss en rapprochant de lui.

Lui tendant sa main fine et blanche, osseuse, elle le fixa, et sourit d’un sourire pâle et incolore.

— Quel effet cela vous fait-il d’être enfin de retour dans le monde réel ?

Il ne put pas répondre. Il se laissa retomber, pétrifié de terreur.

— Allons, venez, dit Miss Reiss, calmement. Il va bien falloir que vous vous leviez tôt ou tard.

Indiquant la voiture, elle lui dit :

— Je veux que vous nous conduisiez jusqu’à Belmont. Je ne serai satisfaite que lorsque chacun de vous sera de retour chez lui.

Sans la moindre trace d’émotion, elle ajouta :

— Je veux vous voir de retour dans votre cadre habituel. Je ne serai pas tranquille jusque-là.

Sa façon de conduire, comme tout le reste, était mécanique, rigide, comme si c’avait été le résultat de réflexes et non point de sa volonté. Devant eux, le ruban de l’autoroute se déroulait à perte de vue en courbes harmonieuses, entre les collines grises. De temps à autre, ils croisaient d’autres voitures ; ils approchaient de Bayshore Freeway.

— Nous n’en avons plus pour longtemps, dit Miss Reiss, d’une voix prometteuse. Nous sommes presque de retour à Belmont.

— Ecoutez, dit Hamilton d’une voix rauque. Cessez de bluffer, cessez de jouer à ce jeu cruel.

— De quel jeu s’agit-il ? demanda doucement Miss Reiss. Je ne vous suis pas bien, Mr Hamilton.

— Nous ne sommes pas revenus dans le monde réel. Nous sommes dans votre monde, votre univers vicieux, paranoïaque…

— Mais j’ai créé le monde réel pour vous, dit simplement Miss Reiss. Ne vous en rendez-vous pas compte ? Regardez autour de vous. N’ai-je pas fait un beau travail ? Tout a été préparé longtemps à l’avance. Vous vous apercevrez que chaque chose est exactement comme il faut ; je n’ai rien négligé.

Les doigts de Hamilton étaient blancs à force de serrer le volant, lorsqu’il demanda :

— Vous attendiez ? Vous saviez que ce serait votre tour après Mrs Pritchett ?

— Bien entendu.

Tranquillement, avec une fierté contrôlée, Miss Reiss expliqua :

— Vous ne vous êtes guère servi de votre cerveau, Mr Hamilton. Souvenez-vous pourquoi Arthur Silvester nous contrôlait d’abord. Parce qu’il n’a jamais perdu conscience. Et pourquoi Edith Pritchett lui a succédé ?

— Elle s’agitait, dit Marsha, frappée de ce qu’elle découvrait. Sur… sur le sol du bévatron. Je… j’ai pu la voir, la nuit, quand nous rêvions.

— Vous auriez dû faire davantage attention à vos rêves, Mrs Hamilton, observa Miss Reiss. Vous auriez vu alors de qui ça allait être le tour. Après Mrs Pritchett, c’était moi qui étais la plus proche de la conscience.

— Et après vous ?

— Cela n’a pas d’importance, Mr Hamilton, parce que je suis la dernière. Vous êtes de retour. Vous êtes arrivés à la fin de votre voyage. Voici votre petit monde ; n’est-il pas charmant ? Et il vous appartient.

C’est pour cela que je l’ai créé, pour que vous puissiez avoir toutes les choses que vous désiriez tant. Vous trouverez tout intact… J’espère que vous commencerez bientôt à vivre comme avant.

— Je pense, dit Marsha, que nous devrons le faire. Nous n’avons pas le choix.

— Pourquoi ne nous laissez-vous pas partir ? demanda Mc Feyffe vainement.

— Je ne puis le faire, Mr Mc Feyffe, répondit Miss Reiss. Il faudrait que je cesse complètement d’exister.

— Pas complètement, insista Mc Feyffe d’une voix angoissée. Vous pourriez nous laisser essayer quelque chose sur vous, ce chloroforme, quelque chose qui vous fasse sombrer dans l’inconscience. Quelque chose qui…

— Mr Mc Feyffe, l’interrompit calmement Miss Reiss, cela est le résultat de mes efforts. J’ai préparé tout cela depuis longtemps, depuis l’accident dans le bévatron. Depuis que je me suis aperçue que mon tour viendrait. Ne serait-ce pas une honte que de laisser perdre cette chance ? Peut-être n’en aurons-nous jamais une autre. Non, cela a trop de valeur pour que nous le négligions. Beaucoup trop de valeur. Un instant plus tard, David Pritchett s’écria :

— Voilà Belmont.

— C’est bon d’être de nouveau chez soi, dit Edith Pritchett d’une voix hésitante, incertaine. C’est une petite ville tellement agréable.

Sous la direction de Miss Reiss, Hamilton les conduisit chacun à leur tour chez eux. Les derniers étaient Marsha et lui. Ils regardèrent Miss Reiss rassembler ses affaires, alors que le coupé était arrêté devant le perron de l’immeuble où Miss Reiss avait son appartement, et la virent sauter légèrement sur le trottoir.

— Rentrez à la maison, leur dit-elle d’une voix encourageante. Un bain chaud et au lit. C’est ce que vous pouvez faire de mieux.

— Merci, dit Marsha d’une voix presque inaudible.

— Essayez de vous reposer et de vous distraire, insista Miss Reiss. Et je vous en prie, oubliez toutes ces aventures qui vous sont arrivées. Elles sont derrière vous maintenant. Souvenez-vous-en…

— Oui, répéta Marsha mécaniquement, répondant à la voix sèche et indifférente. Nous nous en souviendrons.

Au moment de traverser le trottoir pour se diriger vers son perron, Miss Reiss s’arrêta. Son long manteau de velours en faisait une personne fort peu imposante et encore moins effrayante. Avec son sac, ses gants, et un numéro du New Yorker qu’elle avait acheté au drugstore du coin, elle ressemblait à n’importe quelle secrétaire de la classe moyenne rentrant chez elle après une journée de bureau. Le vent frais du soir faisait voler ses cheveux clairs. Et ses yeux étaient déformés et grossis par les verres épais de ses lunettes d’écaillé tandis qu’elle fixait attentivement le couple dans la voiture.

— J’irai peut-être vous voir d’ici à un jour ou deux, proposa-t-elle. Nous passerons une soirée tranquille, à discuter.

— Ce sera très agréable, réussit à dire Marsha.

— Bonsoir, dit Miss Reiss mettant un terme à l’entretien.

Elle fît un bref signe de tête et monta les marches, ouvrit la porte massive et disparut dans l’entrée faiblement éclairée, tapissée de moquette, de son immeuble.

— Rentrons, dit Marsha à voix basse. Jack, rentrons. Le plus vite possible.

Il obéit. Il gara la voiture dans l’allée, serra le frein à main, coupa le contact et ouvrit la porte sauvagement d’un coup de pied.

— Nous y sommes, lui dit-il.

Marsha n’avait pas bougé, et son teint était aussi pâle que si elle avait été une poupée de cire. Doucement, mais fermement, il la souleva et la sortit de la voiture, puis, la portant dans ses bras, il fît le tour de la maison, en direction de la porte d’entrée.

— Ainsi, dit Marsha, Ninny Numbcat sera de nouveau là. Et les différences sexuelles sont de retour elles aussi. Tout est comme avant, n’est-ce pas ? Est-ce que ce ne sera pas aussi bien qu’avant ?

Il ne répondit pas. Il glissait la clé dans la serrure.

— Elle veut pouvoir nous diriger, poursuivit Marsha.

Mais tout est normal, n’est-ce pas ? Nous sommes de retour dans notre monde. Elle a recréé le monde normal pour nous. Vois-tu une seule différence ? Jack, pour l’amour de Dieu, dis quelque chose !

Il poussa la porte de l’épaule et alluma la lampe du living-room.

— Nous sommes chez nous, dit Marsha, regardant timidement autour d’elle, tandis qu’il la remettait sans cérémonie sur ses pieds.

— Oui, sans doute.

Il claqua la porte derrière eux.

— Notre bonne vieille maison. Tout comme elle était avant que tout commence.

Commençant à déboutonner son manteau, elle se promena dans le salon, examinant les rideaux, les livres, les tableaux aux murs, les meubles.

— C’est bon, n’est-ce pas ? Un tel soulagement…, toutes les choses familières. Personne qui nous lance des serpents, personne qui abolisse des objets, des catégories… n’est-ce pas parfait ?

— Absolument sensationnel, dit Hamilton amèrement.

— Jack. Elle se dirigea vers lui, portant son manteau sur son bras. Nous ne pouvons rien lui reprocher, n’est-ce pas ? Ce ne sera pas comme avec Mrs Pritchett ; elle est trop intelligente. Elle nous précède de loin.

— Elle nous précède d’un million d’années, acquiesça-t-il. Elle a tout préparé. Tout réfléchi, médité, analysé, attendant sa chance de nous avoir.

Dans sa poche se trouvait un objet dur, avec un geste furieux, il le sortit et le jeta au travers de la pièce, contre le mur. La bouteille vide de chloroforme rebondit sur le tapis, roula par terre et s’immobilisa enfin, intacte.

— Ça ne servira à rien ici, dit-il. Nous pouvons aussi bien laisser tomber. Cette fois-ci, nous sommes vraiment pris.

Dans la penderie, Marsha prit son portemanteau et y accrocha son manteau.

— Bill Laws ne va pas être content.

— Il va essayer de me tuer.

— Non, dit Marsha. Ce n’est pas ta faute.

— Comment oserais-je encore le regarder en face ?

Comment oserais-je soutenir le regard d’aucun de vous ? Vous vouliez rester dans le monde d’Edith Pritchett ; je vous ai amenés ici. Je me suis laissé avoir par la stratégie de cette folle.

— Ne t’en fais pas, Jack. Cela ne sert à rien.

— Non, dit-il, je n’en vois pas l’utilité.

— Je vais préparer du café chaud. (Devant la porte de la cuisine, elle se retourna.) Tu veux de l’alcool dans le tien ?

— D’accord. Un café fort.

Avec un sourire forcé, Marsha disparut dans la cuisine. Pendant un instant, ce fut le silence. Puis elle se mit à hurler.

Hamilton sauta sur ses pieds en un instant. Il traversa le couloir d’un bond et se précipita dans la cuisine. Au début, il ne vit rien. Marsha, adossée à la table de la cuisine, lui bouchait la vue.

Puis, lorsqu’il s’avança pour l’empêcher de tomber, il vit la chose. La scène s’imprima dans son cerveau, puis il ferma les yeux et traîna sa femme au-dehors. Il lui mit une main sur la bouche pour l’empêcher de crier, il essaya de ne pas se mettre à hurler lui-même, de contrôler ses émotions.

Miss Reiss n’avait jamais aimé les chats. Elle craignait les chats. Les chats étaient ses ennemis.

La chose sur le sol était Ninny Numbcat. Le chat avait été retourné. Mais il était encore vivant ; cette sorte d’innommable bouillie était encore un organisme vivant. Miss Reiss avait veillé à cela. Elle ne voulait pas laisser l’animal s’échapper.

Tremblant, palpitant, la masse visqueuse d’os et de tissus organiques se tordait, aveugle, sur le sol de la cuisine. Sa progression lente et hésitante avait sans doute commencé quelque temps auparavant, probablement depuis que le monde de Miss Reiss avait commencé à exister. Cette chose grotesque avait en trois heures et demie réussi à traverser la moitié de la cuisine en rampant.

— Ce n’est pas possible, gémit Marsha. Ce ne peut pas être vivant.

Hamilton prit une pelle dans le garage, ramassa la chose et la porta dehors. Espérant qu’elle pouvait être tuée, il remplit une poubelle d’eau et plongea dedans l’amas frémissant d’organes, de chairs et d’os. Pendant un certain temps, les restes de Ninny surnagèrent, firent des bulles et cherchèrent un moyen de sortir de la poubelle. Puis lentement, avec un tremblement ultime, la chose sombra et mourut.

Il brûla les restes, creusa un trou profond et enterra les cendres. Il se lava les mains et rangea la pelle, puis rentra dans la maison. Cela lui avait pris seulement quelques minutes… qui lui avaient paru durer plus longtemps.

Marsha était assise dans le living-room, les mains jointes, et le regard vide. Elle ne bougea pas lorsqu’il entra dans la pièce :

— Chérie, dit-il.

— C’est fini ?

— Complètement fini. Il est mort. Nous pouvons nous en féliciter. Elle ne peut plus rien lui faire.

— Je l’envie. Elle n’a pas encore commencé avec noua.

— Mais elle détestait les chats. Elle ne nous déteste pas.

Marsha se tourna vers lui.

— Souviens-toi de ce que tu lui as dit tout à l’heure. Tu l’as effrayée. Et elle s’en souviendra.

— Oui, admit-il. Elle s’en souviendra probablement. Elle n’oublie probablement rien.

Retournant dans la cuisine, il se mit à préparer le café. Il était en train de le verser dans les tasses lorsque Marsha survint et sortit de l’armoire la crème et le sucre.

— Eh bien, dit-elle, c’est la réponse.

— À quelle question ?

— À la question : pouvons-nous vivre ? La réponse est non. Pire que non.

— Il n’est rien de pire que non, dit-il.

Mais même à ses propres oreilles, sa voix manquait de conviction.

— Elle est folle, n’est-ce pas ?

— Apparemment. Une paranoïaque, avec délire de persécution. Tout ce qu’elle voit a une signification, fait partie d’un complot dirigé contre elle.

— Et maintenant, dit Marsha, elle n’a plus à s’en faire. Pour la première fois de sa vie, elle est capable de se défendre.

En buvant son café, Hamilton fit remarquer :

— Je pense qu’elle croit réellement que tout cela est une réplique du monde réel. De son monde réel au moins. Seigneur Dieu, son monde réel est tellement au-delà des pires cauchemars d’aucun de nous…

Il resta silencieux un moment, puis conclut :

— Ce qu’elle a fait à Ninny, elle pensait probablement que c’était ce qu’il voulait lui faire. Elle croit sans doute que les choses se passent ainsi d’ordinaire.

Sautant sur ses pieds, Hamilton fit le tour de la maison et ferma les volets. C’était le soir. Le soleil s’était couché. À l’extérieur, les rues étaient sombres et froides.

D’un tiroir de son bureau d’ordinaire fermé à clé, il tira son automatique et en emplit le chargeur.

— Le fait qu’elle dirige cet univers, dit-il à sa femme qui l’observait, tendue, ne signifie pas qu’elle est toute-puissante.

Il glissa le revolver dans la poche intérieure de sa veste. Il faisait une grosse bosse bien visible. Marsha eut un sourire contraint :

— Tu ressembles à un criminel.

— Je suis un détective privé.

— Et où donc est ta secrétaire bien roulée ?

— C’est toi, dit Hamilton, lui retournant son sourire.

Marsha lui tendit les bras.

— Je me demande si tu as remarqué que je suis de nouveau là.

— Je l’ai remarqué.

— Est-ce bien ? demanda-t-elle timidement.

— Je suis prêt à te garder. En souvenir du bon vieux temps.

— Une chose si étrange… Je me sens… presque grosse. Fort peu ascétique. (Les lèvres serrées, elle tourna autour de lui.) Penses-tu que je m’y ferai de nouveau ? Mais cela semble étrange. Je dois me trouver encore sous l’influence d’Edith Pritchett.

Ironiquement, Hamilton fit :

— Cela, c’était la dernière fois. Nous sommes sous le coup d’une autre menace, maintenant.

Toute à son plaisir timide, Marsha préféra ne pas l’entendre :

— Descendons, Jack, dans la chambre de musique.

Là nous pourrons nous… relaxer et écouter un peu de musique. (Elle se dirigea vers lui et posa ses petites mains sur les épaules de Hamilton.) S’il te plaît.

L’écartant, Hamilton dit :

— Une autre fois.

Surprise, Marsha parut peinée :

— Mais pourquoi ?

— Tu ne te souviens pas ?

— Oh, dit-elle. Cette fille, cette hôtesse. Elle disparut, n’est-ce pas ? Tandis que vous étiez tous les deux en bas.

— Ce n’était pas une hôtesse.

— Je pense que non, acquiesça Marsha. De toute façon, elle est de retour maintenant. Donc c’est parfait, n’est-ce pas ? Et… (Elle le fixa, pleine d’espoir…) Cela m’est parfaitement égal. Je comprends.

Il ne savait pas s’il devait être ennuyé ou amusé.

— Qu’est-ce que tu comprends ?

— Ce que tu ressentais. Je veux dire que tu n’avais rien en réalité à faire avec elle ; elle était seulement un moyen qui te permettait de t’assurer de toi-même. C’était juste une façon de protester.

La serrant dans ses bras, il lui dit :

— Tu as l’esprit incroyablement large.

— Je crois qu’il faut prendre les choses d’un point de vue moderne, dit bravement Marsha.

— Heureux de l’entendre.

Se dégageant, Marsha arrangea le col de son cheminer.

— Nous devrions… Tu ne m’as pas fait écouter d’enregistrement depuis des mois. J’étais terriblement jalouse lorsque vous êtes descendus tous les deux.

J’aimerais entendre quelques-uns de nos vieux amours.

— Tu veux parler de Tchaïkovski ? C’est d’habitude ce que tu veux lorsque tu parles de « nos vieux amours ».

— Va allumer les lampes et le radiateur. Arrange-toi pour que tout soit gentil, illuminé et séduisant. Que tout soit parfait quand je descendrai.

Se penchant vers elle, il l’embrassa sur la bouche :

— Tous tes appareils émettront littéralement de l’érotisme.

Marsha fronça te nez :

— Espèce de savant, dit-elle.

Les marches étaient froides dans l’obscurité. Avec précaution, Hamilton descendit l’escalier, dans l’ombre, une marche à la fois. Il se sentait de nouveau bien, ce devait être la routine familière de l’amour. Fredonnant intérieurement, il s’avança davantage dans les profondeurs ténébreuses de la cave, connaissant par cœur le chemin.

Quelque chose de rugueux et de gluant toucha sa jambe et y resta collé. Un gros câble, lourd, collant, imprégné d’humidité. Il tira violemment sa jambe en arrière. Et au-dessous de lui, au bas des marches, quelque chose de lourd et de velu s’agita dans la pièce et se calma enfin.

Osant à peine bouger, Hamilton s’aplatit contre te mur de la cage d’escalier. Tendant le bras, il essaya d’atteindre l’interrupteur. Ses doigts le touchèrent avec un geste brutal, il le déclencha et se redressa. La lumière éclata dans la pièce, telle une flaque jaune dans l’obscurité.

Au pied des marches se trouvait un écheveau complexe de câbles, certains d’entre eux étaient brisés, d’autres s’enchevêtraient en un filet informe. Une toile, un travail grossier et inachevé de tissage, effectué à la hâte, sans soin, par quelque chose de bestial et d’immense. Les marches étaient couvertes de poussière. Le plafond était orné de larges traces de saleté comme si l’araignée avait rampé dans chaque coin de la pièce, exploré toutes les parois, toutes tes fissures. À bout de forces, Hamilton se laissa choir sur les marches. Il pouvait la sentir en dessous de lui, attendant, dans l’obscurité fétide. Il l’avait effrayée en bousculant sa toile inachevée. La toile n’était pas assez forte pour le retenir ; il pouvait encore se débattre et espérer se libérer.

Il y parvint, lentement, péniblement, en prenant soin de déranger le moins possible la toile. Les fils cédèrent et sa jambe fut libre. Son pantalon était imprégné d’une substance collante et visqueuse, comme si une chenille géante avait rampé sur lui. Tremblant, Hamilton se prit à grimper les marches, se tenant à la rampe.

Il avait à peine gravi deux marches que ses jambes refusèrent de le porter plus loin. Son corps acquiesçait à ce que son esprit refusait d’accepter. Il redescendait. Vers la chambre du bas.

Etonné, terrifié, il se retourna et fonça dans la direction opposée. Et à nouveau, la chose monstrueuse lui arriva, comme dans un cauchemar. Il redescendit, vers tes ombres inquiétantes, le tapis de poussière et la chose. Il était pris.

Tandis qu’il hésitait, fasciné par l’escalier qui descendait, il entendit un bruit… Au-dessus de lui et derrière lui, au sommet de l’escalier, Marsha apparut.

— Jack, appela-t-elle, d’une voix hésitante.

— Ne descends pas, hurla-t-il, tournant légèrement la tête jusqu’à ce qu’il pût apercevoir la silhouette de Marsha. Eloigne-toi de l’escalier.

— Mais…

— Reste où tu es.

Soufflant lourdement, il se releva, s’efforçant de rassembler ses esprits, et ses doigts étreignirent la rampe. Il devait y aller doucement ; il fallait qu’il se retienne de bondir vers le haut, de grimper l’escalier quatre à quatre, sans réfléchir ; il fallait qu’il garde dans l’esprit la silhouette de sa femme, là-haut, dans l’embrasure illuminée.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Marsha.

— Je ne peux pas te le dire.

— Dis-le-moi ou je descends.

Et elle allait le faire. Sa voix était pleine de détermination.

— Chérie, dit-il vivement. Je ne suis pas capable de remonter les marches.

— Es-tu blessé ? Es-tu tombé ?

— Je ne suis pas blessé. Quelque chose est arrivé. Lorsque j’essaie de remonter… (Il prit une profonde inspiration.) Je me trouve en train de redescendre.

— Puis-je faire quelque chose ? Pourquoi ne te tournes-tu pas ? Pourquoi me tournes-tu le dos ?

Hamilton se mit à rire sauvagement :

— Bien sûr que je vais me tourner vers toi.

S’agrippant à la rampe, il se retourna avec précaution… et se retrouva faisant face à la cave sombre et poussiéreuse.

— Je t’en prie, dit Marsha. Tourne-toi et regarde-moi.

La colère monta en lui, une fureur impuissante qu’il ne pouvait exprimer. Avec un juron étouffé, il sauta sur ses pieds :

— Que l’enfer t’emporte, hurla-t-il.

De fort loin, vint le son aigu de la sonnette de la porte.

— On sonne, dit Marsha terrorisée.

— Eh bien, vas-y et qu’ils entrent.

Il s’en fichait pas mal. Il avait abandonné.

Pendant un instant, Marsha hésita, puis, dans un mouvement de jupe, elle s’en alla. La lampe du couloir brillait derrière lui et projetait une ombre immense et déformée sur le mur de la cage d’escalier. Sa propre ombre, allongée, démesurée.

— Bon Dieu, dit une voix, une voix d’homme. Que faites-vous en bas, Jack ?

Par-dessus son épaule, il aperçut la silhouette inquiétante de Bill Laws.

— Aidez-moi, dit calmement Hamilton.

— Certainement (Immédiatement, Laws se tourna vers Marsha qui se trouvait à côté de lui.) Restez là, lui ordonna-t-il. Accrochez-vous à quelque chose de façon à ne pas tomber.

Il referma les doigts de Marsha sur le coin du mur.

— Pouvez-vous tenir ? Marsha acquiesça :

— Je pense que oui.

Laws prit l’autre main de la femme et descendit prudemment les escaliers. Marche après marche, il descendit, serrant toujours la main de Marsha. Lorsqu’il eut été aussi loin qu’il lui était possible, il se pencha en avant vers Hamilton.

— Pouvez-vous prendre ma main ? demanda-t-il.

Hamilton, sans se retourner, tendit son bras derrière son dos et poussa de toutes ses forces. Il ne pouvait voir Bill Laws, mais il le sentait derrière lui, et il pouvait entendre la respiration sifflante du Noir perché au-dessus de lui, et essayant d’attraper les doigts tendus.

— Inutile, dit Laws d’une voix froide. Vous êtes trop loin.

Abandonnant, Hamilton ramena son bras devant lui et s’assit sur la marche.

— Restez où vous êtes, dit Laws. Je reviens.

Faisant craquer les planches de l’escalier, il remonta les marches, entraîna Marsha dans le couloir et s’en alla.

Lorsqu’il revint, il était accompagné de David Pritchett.

— Prends la main de Mrs Hamilton, ordonna-t-il au garçon. Ne pose pas de question. Fais comme je te dis.

S’accrochant au coin du mur, Marsha serra entre ses doigts la petite main de l’enfant. Laws conduisit l’enfant et le fit descendre aussi bas qu’il put aller. Puis, prenant lui-même la main de David, il se mit à descendre.

— Me voici, dit-il. Etes-vous prêt, Jack ? Attrapant la rampe, Hamilton tendit son autre main dans la zone d’invisibilité derrière lui. La respiration haletante de Laws était toute proche maintenant ; il entendit les marches craquer tandis que Laws descendait. Puis la main de Laws se referma sur la sienne. Laws le tira furieusement en arrière, le força à lâcher la rampe et le hala en haut des marches.

Soufflant, haletant Hamilton et Laws s’étalèrent dans le couloir. David surgit de l’escalier, tremblant encore de frayeur. Marsha se remit sur ses pieds en cherchant son équilibre et se précipita vers son mari frissonnant.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Laws lorsqu’il put parler. Qu’est-ce qui se passe, en bas ?

— Je… (Il pouvait à peine « S’exprimer.) Je ne pouvais plus remonter. Cela ne me servait à rien de me retourner.

Une minute plus tard, il ajouta :

— Des deux côtés je redescendais.

— Il y a quelque chose en bas, dit Laws. J’ai vu…

Hamilton approuva :

— Elle m’attendait.

— Elle ?

— C’est là que je l’ai laissée. Elle se trouvait sur les marches lorsque Edith Pritchett l’a supprimée

Marsha l’interrompit :

— Il veut parler de l’hôtesse.

— Elle est de nouveau là, dit lentement Hamilton. Mais elle n’est plus une hôtesse. Pas dans ce monde.

— Nous pouvons condamner l’escalier, suggéra Laws.

— C’est ça, acquiesça Hamilton. Enfermons-la. Pour qu’elle ne puisse pas m’avoir.

— Nous le ferons, le rassura Laws ;

Marsha et lui retenaient Hamilton qui fixait les profondeurs ténébreuses de la cage d’escalier.

— Nous condamnerons la cave. Nous ne la laisserons pas vous attraper.